Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
lieux communs (et autres fadaises)
25 février 2006

tirez pas sur l'ambulance

LA MORT DE DANTE LAZARESCU
de Cristi Puiu

Dante Remus Lazarescu a soixante-trois ans. Il vit seul à Bucarest, avec ses trois chats. Sa femme est morte il ya dix ans, sa fille a émigré au Canada, sa soeur habite loin...
Au début du film, il est dans sa cuisine, et téléphone aux urgences, se plaignant de maux de tête de de ventre. A la fin du film, il est allongé sous un drap, immobile, nu et chauve, au terme d'une toilette qu'on pourrait qualifier de mortuaire. Car il est mort, ou il va mourir. Entre ces deux scènes, une déambulation nocturne en ambulance d'hôpital en hôpital, où l'on verra progressivement vaciller, clignoter, péricliter,  puis finalement s'éteindre en charbonnant la petite lumière de Monsieur Lazarescu. Fondu au noir. Deux heures trente-quatre (ne craignez rien, on ne les voit pas passer) enchâssées entre deux génériques minimalistes blanc sur noir sur fond de chansons folkloriques, assez joyeuses, d'ailleurs.

Au début, ça fait un peu peur, la caméra à l'épaule tangue un chouïa, le cadrage flotte un poil, on a presque mal au coeur, mais c'est peut-être un truc de Cristi Puiu (le réalisateur) pour nous mettre tout de suite dans le bain, nous déstabiliser. Les premières scènes, dans l'appartement de Dante, sont quasiment pénibles, on se dit qu'on ne va jamais pouvoir tenir comme ça jusqu'à la fin, mais bizarrement, très vite ce sentiment s'estompe, (sans que je puisse préciser si c'est parce qu'on s'habitue ou bien parce que soudain la caméra s'apaise et se pose) puis disparaît totalement,tant tout ce qui va suivre va vous empoigner et ne plus vous lâcher, ne plus vous  laisser ne serait-ce qu'un instant de répit (dont vous auriez pu évidemment profiter pour vous auto-apitoyer...)

Il ne s'appelle pas Dante par hasard, le bonhomme, et ses pérégrinations nocturnes et ambulancières n'ont-elles pas un peu quelque chose à voir avec les sept portes (ou les neuf cercles) de l'enfer ? (me revient à ce propos, de brancards et de couloirs d'hôpital, une scène terrifiante de l'Echelle de Jacob...) A chaque étape, semble-t-il, on s'enfonce un peu plus dans le malaise, on se rapproche un peu plus de la mort... Mais, heureusement, (pour filer la métaphore religieuse), Dante n'est pas seul, il a été confié aux bons soins de son ange gardien, une ambulancière humaine trop humaine, un peu ronchon et un peu souriante, un peu attentionnée et un peu énergique, avec des soucis comme vous et moi, quoi, et qui va, bon gré mal gré, prendre tout le soin qu'elle peut de lui au cours de cette longue et ultime nuit.

Elle est, à ce propos, exactement traitée comme tous les autres acteurs du film : humainement. Cristi Puiu n'exagère ni dans un sens ni dans l'autre : nobody's perfect, c'est comme ça. Les voisins de palier chez qui Dante va sonner au début l'aident de bon coeur - c'est humain- mais ne peuvent s'empêcher de bavasser sur son penchant pour la boisson, sur la saleté de son appartement, sur les chats qui puent... ils l'assistent, certes, mais n'iraient tout de même pas jusqu'à l'accompagner dans l'ambulance, comme le leur demande l'ambulancière, pour faciliter l'admission à l'hôpital. Ils ont leurs raisons. Bonnes, mauvaises, peu importe, mais le réalisateur les respecte.

Idem pour le personnel médical auquel on aura affaire tout au long de cette nuit, avec, justement les signes de fatigue de plus en plus accusés, le stress dû au manque de places pour les malades, et de médecins et d'équipements pour les soins.Tout ça est d'une vérité criante, d'une justesse quasi-gênante (plus d'une fois, et de plus en plus profondément dans le film, d'ailleurs, on glisse de la fiction vers le reportage, comme on passerait insensiblement d'une ambulance à un lit d'hôpital...)

(D'ailleurs, en parlant de réalisme, il faut saluer ici la performance de l'ensemble de la distribution. On dirait tous vraiment des vrais, qu'ils soient voisins, ambulanciers, patients ou personnel médical, tellement ça joue juste. J'aurais accordé un prix d'interprétation collectif, avec en plus une mention spéciale pour Ion Fiscuteanu, qui joue -je devrais dire qui est- Dante, et Luminita Gheorghiu, l'ambulancière...)

Il paraît qu'un critique des Cahiers a mis en parallèle ce film avec The Descent (film d'épouvante ultra-efficace sorti il y a quelques mois) et quand on y réfléchit, ce n'est pas faux du tout. Ce Dante Lazarescu, qu'on a eu le temps de prendre en sympathie dans la première partie du film (avant la virée en ambulance), et un peu en pitié aussi d'ailleurs, on va assister, impuissant à ce calvaire qu'il va vivre de façon répétitive et systématique (la tension, la piqûre de glucose, comment vous appelez-vous, suivez mon stylo...) en descendant à chaque fois d'un cran dans la conscience, au fur et à mesure que les analyses, les palpations, les diagnostics des médecins s'accumulent, se répondent, se contredisent parfois. Dante descend. Inexorablement. Ses fonctions vitales se ralentissent, le "Lazarescu Dante Remus" qu'il prononçait crânement au début du film quand on lui demandait de décliner son identité ne devient plus in fine qu'un borborygme inaudible et incompréhensible. Il y a pour le spectateur quelque chose d'inconfortable (et pourtant paradoxalement de sécurisant ? oui, comme si on s'habituait...) à le voir ainsi décliner et mourir lentement, comme ça sous nos yeux. Et ce n'est pas une créature de l'au-delà qui en est responsable. La maladie, la vieillesse, la solitude, la bibine... La faute à personne. C'est juste la fin de la vie, oui, c'est comme ça...

La lumière initiale de l'appartement était chaude, orangée, domestique, rassurante. Celle de la salle finale est verdâtre, clinique, désincarnée, lugubre. La sécheresse de l'ultime plan nous surprend presque, comme si le réalisateur détournait subitement les yeux, reniflait un coup, avant de se ressaisir et d'envoyer la (guillerette) musique de fin. Sans pathos ni mélo.

Un film indispensable, un film salutaire. Un film important.
Allez-y...

18462848_1_

(Je mets l'affiche en grand, pour une fois, parce qu'en plus je l'aime beaucoup!)

Commentaires
Archives
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 384 428