a distance
NULLE PART TERRE PROMISE
d'Emmanuel Finkiel
Printemps du cinéma, Besançon, une avant-première "de 15 jours " : nous étions dix (10!) et quelques dans la salle, tout le monde ayant préféré aller voir Séraphine (l'être humain est grégaire... ) J'étais venu là les yeux fermés, sur le souvenir de Voyages et du plaisir qu'il m'avait procuré.
Nulle part terre promise est un film qui donne à réfléchir. L'histoire entrelace plusieurs fils narratifs : un papa kurde et son fils font des milliers de kilomètres pour tenter de passer en Angleterre ; une étudiante malheureuse voyage en Europe et filme des "malheureux" ; un jeune cadre propre sur lui part en Hongrie pour régler sur le terrain la délocalisation d'une usine française... Rien, comme on le voit, qui prête exagérément à rire, bien au contraire. Et d'ailleurs ce n'est pas le propos du film. Le tiers "kurde" navigue entre Eden à l'ouest et Welcome (camions, frontières, forces de l'ordre, espoirs déçus), pour le reste, on est... ailleurs (nulle part ? à l'ouest de la narration figurative habituelle, c'est certain.)
Disons tout de suite que c'est admirablement filmé. Une caméra sans conteste virtuose, affective et pourtant objective, émotive et pourtant... clinique (?), qui, du très très gros plan au mouvement de grue, parcourt le spectre complet de l'image cinématographique, avec, toujours une confondante justesse. c'est comme si le réalisateur avait utilisé dans son film, d'une certaine façon, le processus qu'il évoque dans ses trois histoires : la mise à distance de l'objet regardé.
Dès le début : regards de clandestins dans un camion à travers une grille d'aération, regards d'une demoiselle dans l'écran de contrôle de son camescope, regards du jeune cadre silencieux sur le démontage des machines d'une usine et les manifestations sociales (et sonores) qu'elle suscite, on voit (!) de quoi il va être question, en filigrane, car le réalisateur sollicite d'ailleurs notre bonne volonté (et notre intelligence de spectateur) pour ordonner ces images (superbes mais) éparses. Et donc, on commence à cogiter ferme (mais c'est plutôt agréable), on se dit que l'étudiante est symbolique, que les kurdes sont emblématiques, que le jeune cadre est... pratique. Ce sont certes des personnages, mais aussi (et surtout ?) les éléments d'une démonstration dont on ne comprend pas encore tout à fait le sens. Ceux qui vont vers l'ouest, ceux qui vont vers l'ouest. L'Europe, les frontières, la précarité...
On note donc l'omniprésence des parois transparentes, qui justement permettent de voir mais pas de toucher : vitres, pare-prises, vitrines, écrans, verres de lunettes, etc. Bref tout ce qui permet de voir mais de rester à distance. Et revient tourner dans la tête, comme un moustique agaçant, le mot théorique (à moins que rhétorique ? mais on n'est pas trop sûr, on a toujours été nul en philo...)
Oui c'est un film somptueux, je le dis et je le répète, d'une richesse et d'une profondeur peu communes, mais, et peut-être justement pour cela, (et Emmanuel Finkiel nous donne la clé dès la première scène) ne s'agirait-il pas, avant tout, d'un dispositif cinématographique ? Quelque chose à regarder, mais dont l'objet nous échappe irrémédiablement ? Hormis quelques gestes du papa kurde envers son fiston, il n'existe, dans Nulle part terre promise, aucune manifestation véritable, "physique", montrée. L'affectif reste, d'une certaine façon, hors-champ. "A distance"...
Un grand film lucide et glacé.