freud, marx, zidane, le pape, et les autres...
LIGNE DE CRÊTE
Chorégraphie de Maguy Marin
Décidément, (en danse tout du moins), comme on dit, c'est dans les vieux pots...
Après Georges Appaix il y a quelques semaines (et son jubilatoire Vers un protocole de conversation ?), voici une autre "vieille de la vieille" de la danse chère à mon coeur, cette chère très chère Maguy Marin (que j'aime depuis Cortex*, découvert en 1991) et de sa Compagnie, dont j'ai vu un certain nombre de spectacles (à chaque fois que je le pouvais).
Salves, la dernière pièce d'elle, vue en 2014 à L'Espace (Besançon) avait laissé certain(e)s sceptiques (pas moi) et avait été déjà considéré par ces mêmes certain(e)s comme un peu clivant. Et la danse dans tout ça ? Et donc j'étais très curieux (et impatient) de découvrir cette nouvelle pièce à propos de laquelle je n'ai absolument voulu rien lire (même pas le texte explicatif distribué à l'entrée) Rien, je n'en savais rien...
Eh bien ? Eh bien, Maguy, elle a poussé le bouchon encore (bien) plus loin...
Sur scène, des cubicules de plexiglas dans lesquels, au début, le public se reflète. Ca a l'air inoffensif et gentillet, comme ça. Quand les lumières s'éteignent débute alors la "musique", un bruit "industriel", celui d'une machine-outil, peut-être dans l'impression**, en tout cas un bruit mécanique, implacable, répétitif, agressif, à propos duquel chacun(e) réalise, au bout d'un temps plus ou moins long, qu'il ne va (plus) jamais s'arrêter. Déjà, rien que ça a été jugé insupportable par certain(e)s.
D'abord, dans une semi-pénombre apparaissent les interprètes, sapés comme des travailleurs/euses, executive men and women, qui vont et viennent, entre et sortent, partent et reviennent, déambulent, se rencontrent (ou pas), s'entrecroisent, zigzaguant entre ces structures de plexiglas, des genres d'open spaces. Qu'ils vont alors commencer à meubler, à remplir, à occuper, progressivement, obstinément, répétitivement, de plus en plus, en y apportant des choses, à boire (packs d'eau, de lait, de boissons aux fruits, de soda américain) et à manger (ils vont beaucoup grignoter de cochonneries) et des choses du quotidien (du pq, des paquets, des cartons), et des choses à afficher (des images de gens connus ou d'événements ayant marqué) pour habiter leur espace, et d'autres choses encore, de plus en plus, un bric-à-brac inimaginable, un étalage de vide-grenier, le déballage d'une vie, en une une mécanique in(c)lassable, impitoyable, jusqu'à saturation de chacun de ces espaces individuels, puis de l'espace scénique tout entier.
C'est au moment où il (l'espace) sera devenu impraticable et ne permettra plus la moindre circulation que clac! la lumière s'éteint et ouf! (quelqu'un dans la salle l'a exprimé) la "musique" s'arrête. Noir. The end.
Une heure et quart (m'a dit Jean-Luc, j'avais coupé mon téléphone et n'avais donc pas d'heure) de circulations, de transports et d'entassements d'objets, des plus banals aux plus incongrus (et encombrants), selon une trajectoire implacable, radicale, détabilisante. Jusqu'auboutiste. (des gens d'ailleurs ont quitté la salle, et j'ai trouvé les applaudissement à la fin plutôt mesurés).
J'ai trouvé ça parfaitement fascinant (et tout aussi parfaitement politique). Le texte de de présentation évoquait Spinoza (mais je ne l'ai lu qu'après, comme d'hab') mais il n'était pas obligatoire de passer sous les fourches caudines de la philosophie (que je n'aime toujours pas) pour se faire sa propre grille de lecture. C'est vrai qu'on peut juger qu'on est assez loin de la "danse" mais l'ensemble de la création est bel et bien une chorégraphie (qu'on peut raisonnablement penser rigoureuse et millimétrée, tellement est sidérante la perfection de ces déplacements et croisements coordonnés.
Le spectateur, soumis au régime du trop-plein, est confronté à tellement de choses à regarder, entre les personnages, les mouvements, les reflets, les objets, les actions, qu'il est donc forcé de faire des choix (à peu de choses près, on pourrait penser aux Championnats de France de n'importe quoi, des 26000 Couverts, pour la multiplicité des choses à voir, et l'obligation de faire des choix, sauf que Les Championnats... étaient surtout drôles, tandis que cette Ligne de crête serait plutôt oppressante et malaisée, et la chorégraphe reconnaît d'ailleurs avoir fait ce choix délibérément...), d'ailleurs, à la fin, en discutant, personne n'avait vu complètement la même chose.
On comprend pourquoi, avant que ça commence, le public est confronté à son reflet. Parce que le spectacle entier n'en sera que la continuation (de cette réflection initiale). Maguy Marin nous tend un miroir de la taille de la scène, de la taille de nos vies (sans oublier la duplication fascinante supplémentaire, aléatoire, que génèrent les reflets des danseurs sur les parois de plexi), la manière dont les choses nous conditionnent et nous ensevelissent, la permanence de l'inanité (et de l'absurdité) de vivre, d'être là, sur scène, d'avancer, de recommencer, avec, dans le même temps, par-ci par-là, des moments "de grâce", légers, volés, des duos fugitifs, réduits à leur plus simple expression, des collaborations fugaces, des connivences, des échanges (qui rappellent de loin comme c'était bien le plaisir de les voir ces danseurs, danser "vraiment", dans d'autres pièces, sur de "vraies" musiques et d'aussi "vraies" chorégraphies).
Entre immersion et submersion...
Le monde a changé, (et la danse aussi), mais l'acuité du regard de Maguy Marin n'a pas baissé d'un iota. Sans pitié (sans doute), mais le monde d'aujourd'hui ne l'est pas moins. Et ça fait parfois du bien de se l'entendre dire, et de se prendre tout ça bam! bam! et re-bam! en pleine figure. C'est, comment dire... salutaire ?
Les discussions, après, dans le hall, étaient passionnées, chacun réagissant avec énergie dans un sens ou dans l'autre (Patrick G. parlait de "foutage de gueule intégral", je répondais "radicalité", "extrême limite de la danse", puisque c'était, en principe, de la danse que tous ces gens étaient venus voir...)
Je pense que c'est un des spectacles les plus forts vus lors de cette saison 2018/2019.
* dont vous trouverez ici une "recréation vidéo" de 32 minutes (que je vous conseille...)
** selon Christine ma voisine, il s'agirait d'une photocopieuse