(Le Libé des écrivains)
Retraites : le roman national est à nous
par Nicolas Mathieu
"Chaque récit choisit ses faits et organise la possibilité d’une résistance contre d’autres récits, ceux de l’adversaire, du pouvoir par exemple. Un jour, l’historien fera son tri. En attendant, l’écrivain est l’artificier de cette arme-là. Il peut notamment essayer de dissiper l’enfumage de la communication et du storytelling pour sauver un peu de la réalité de nos vies et fonder les ripostes futures. Il peut tenter de raconter cette histoire à dormir debout qu’est la réforme des retraites.
Cette réforme promise depuis des lustres nous arrive début 2023, portée par le gouvernement d’Elisabeth Borne, et par cet homme que nous ne connaissions pas, Olivier Dussopt, curieux personnage, si peu taillé pour son office, socialiste réformé devenu ministre, gominé à plat, visage de judoka, diction monocorde, et qui surprend dès le premier abord par son regard fébrile, oblique, voltigeur, son sourcil haut placé, presque implorant, cette mine qui rappelle Agnan et tant d’autres premiers de la classe que nous avons croisés et qui, tous, nous ont émus par leur ardeur à bien faire. Le voilà qui s’avance dans l’arène avec ses dossiers et une écharpe pour se garder d’une éventuelle trachéite. Quel étonnant spectacle. Son apparente douceur, peut-être, doit désarmer de possibles émeutiers. On ne sait pas.
Son argumentation en tous les cas est connue : il est impératif de repousser l’âge légal de départ à la retraite faute de quoi c’est la ruine, l’abîme par la dette, la risée des copains au Conseil de l’Europe, le mécontentement des marchés financiers. En face, l’opposition se cabre aussitôt. Les enragés de LFI, les patients crotales de l’extrême droite qui n’ont même plus besoin de se mettre en colère, les grillardins du PC, l’écologie qui s’inquiète de la carrière de Mbappé et une foule d’experts, démographes, politistes, économistes, font tous barrage. La réforme est inopportune, injuste, dispensable. Des grèves s’organisent. Très vite, la situation s’emballe. Il faut dire que le pays sort tout juste de deux années de crise sanitaire et que l’inflation a déjà pris la population à la gorge. Tout cela alors même que des concentrations de fortune inédites éclaboussent chaque jour les pages des journaux. Le corps social est à fleur de peau. Au bistro, dans les usines, à la piscine, dans les raffineries, les open-spaces on vit somme toute assez mal le fait d’écoper de deux ans ferme.
Recours systématique à la ruse
Obstiné comme une bête de somme, le gouvernement, avec son semblant de majorité, poursuit néanmoins son effort et psalmodie ses éléments de langage : solidarité, progrès, justice. Les chiffres ne mentent pas. Olivier Véran promet même un rebond épidémique si d’aventure les forces productives venaient à gripper.
Ce comportement de rouleau compresseur n’est pourtant pas si surprenant. Il suffit de se rappeler que ce projet terrible, qui va lourdement affecter des millions d’existences, est dès l’origine une machine infernale glissée presque en contrebande dans un «projet de loi de financement rectificative de la sécurité sociale», ce qui permettra de le faire passer quoi qu’il arrive, au forceps si nécessaire. Et c’est là un des aspects les plus frappants de cet épisode. Le recours systématique à la ruse, l’absence de vergogne, le savoir-faire techno. Tout le temps que va durer cette mascarade, on sentira à la manœuvre des ingénieurs de la chose publique aussi bien instruits que peu scrupuleux. Ceux-ci feront jouer tous les rouages, administratifs, légaux et institutionnels. Leur maîtrise s’illustrera comme jamais dans ces quelques semaines de manigances historiques.
Heureusement, en regard de cette adresse des cabinets, l’impréparation et la gaucherie des porte-voix fait presque antidote. A l’Assemblée et sur les plateaux de télé, on voit jour après jour leurs arguments démolis et leurs «contre-vérités» mises au jour. Car du côté du pouvoir, on ment, souvent et sans jamais répondre de ses fautes. Il suffit d’un «j’assume» salvateur et vogue la galère.
Une baïonnette dans les reins
Pourtant, cette obstination gouvernementale ne va pas sans une drôle d’impression de contrecœur. Et sans vouloir exonérer la Première ministre et ce malheureux Dussopt de leurs responsabilités dans cette pantomime, il faut admettre qu’ils nous inspirent un je-ne sais-quoi de sympathie. Car tout au long de cette séquence quelque chose dans leur attitude chagrine. Ils ont beau plaider, faire le job, essuyer les postillons de la mélenchonie et répéter partout les mêmes conclusions alarmantes, leur concert sonne faux. A les voir, on dirait qu’ils montent au front une baïonnette dans les reins. La conviction n’y est pas. Les fils du marionnettiste ruinent l’illusion.
Les choses avancent tout de même, cahin-caha, et le Sénat finit par pencher du côté de la réforme. Gérard Larcher, considérable et lustré, sous des dehors patelins de moine trappiste, est un tacticien habile. Il a su mener sa barque, prenant soin toutefois, malgré son sens du sacrifice, de préserver le régime spécial des sénateurs. Ouf ! A l’Assemblée en revanche, le débat ne prend pas du tout le même chemin. On compte les voix, on les recompte. Il continue d’en manquer. Alors, ce pouvoir si mal élu, vacillant de naissance et mal aimé dès le départ, emprunte la seule voie qui lui semble praticable : le 49.3.
Dès lors, nous changeons de monde.
C’est à partir de là que la chronique prend une ampleur presque tragique. Car il n’est plus seulement question des retraites, mais de la démocratie. On ne conteste plus seulement une politique, mais un règne. Le récit, à cet instant, doit changer de ton, car si tout demeure légal, plus rien n’est juste et sous ses dehors réguliers, le pouvoir vient brutalement de changer de physionomie. Sous l’effet du scandale énorme que constitue ce passage en force, le drap qui recouvrait sa mécanique intime est tombé. Sa nature est à nu, le vernis a pété, la brute est sous nos yeux. On a compris qu’elle est en mission, murée dans ses certitudes. Elle ne fera pas de cadeaux.
Un système par éclipses
Aussitôt, des brûlantes questions fusent dans des millions de têtes. Et si les dés étaient pipés ? Et si nous n’étions souverains que par exception, par moments, en principe seulement ? Et si notre démocratie, au fond, n’était qu’un système par éclipses, et qu’entre deux élections bien balisées on n’avait que faire de notre avis ?
Ce vieux pays républicain est pris d’un vertige. Les rues aussitôt se gonflent de mécontents. La France, dans sa plus grande part, enrage. C’est que ce président-là, élu grâce au renfort de voix adverses pour faire obstacle à l’extrême droite, sait plus que tout autre que son programme n’a jamais fait l’objet d’un large assentiment, encore moins d’une adhésion majoritaire. Tout le monde le sait. Il n’y a plus guère que ses proches, la portion la plus convaincue de son électorat – et la gauche poulidorienne (toujours prompte à se mettre dans la roue du pouvoir) pour prétendre qu’il est dans son bon droit, qu’il a reçu un mandat clair pour mettre à exécution un programme en se passant du vote des députés.
A ceux-là, on explique qu’ils font fausse route et que d’ailleurs la démocratie ne réside pas seulement dans l’isoloir, mais qu’elle vit aussi par le syndicat, l’association, la grève, les pétitions, la presse, les recours, l’opinion, le référendum, etc. Oui, une démocratie n’est pas que la représentation d’un peuple, mais aussi un peuple tel qu’il se présente. Las, plus personne n’écoute.
Méthode Sarkozy revisitée stroboscope
Mais le plus fou est encore à venir. Le Président, manifestement impatienté par ce peuple qui s’obstine à ne pas être à la hauteur, le tance, injurie les manifestants, accuse les syndicats. Il s’invente dépositaire exclusif de toute légitimité. On croit rêver. La surdité est à son comble, l’aveuglement radical. L’exécutif fait bip-bip sur son orbite lointaine. Pour finir, dans une allocution lunaire de plus, digne d’un Skype de PDG de multinationale, le même président admet que sa réforme n’est pas acceptée et passe sans transition au nouvel agenda du Comité Exécutif Central : 100 jours pour réparer la France tous azimuts. Le déluge d’annonces va suivre, souvent recyclées. L’idée est simple : saturer les canaux et les citoyens, forcer le pas, imprimer le rythme, c’est la méthode Sarkozy revisitée stroboscope. Rendez-vous le 14 juillet. D’ici là, de toute façon, on aura eu Roland-Garros, le Tour de France et les incendies. Les Français, Inch Allah, seront passés à autre chose.
Depuis le 49.3, la démocratie française a une gueule de dystopie. La République bourgeoise telle que sous Guizot (mais désormais entrepreneuriale et techno) est ressortie de l’abîme comme une Atlantide, gouvernant à son idée, à coups de décrets, juchée sur son quart de peuple, infirme comme jadis, avec pour béquilles sa police guère subtile et l’étai résolu des grands intérêts.
Ils oseront, vous verrez
Et nous voilà nous, incrédules, au bord du gouffre climatique, matraqués et tenus, aux mains de maîtres qui nous font cette drôle de guerre, avec des institutions ébranlées, des juridictions d’exception entrées dans le droit commun et une extrême droite aux portes de l’Elysée. Car le pire est là sans doute. Dans quatre ans, la colère libérée par cette forfaiture légale s’exprimera avec une amplitude qui fera passer les black blocks pour d’aimables ambianceurs d’Ibiza. Et ce pouvoir qui a tant fait pour que le pire advienne ira alors dire que la faute revient à ses adversaires, tous populistes, sapeurs de démocratie, précurseurs du fascisme. Ils oseront, vous verrez.
Pour un écrivain ou une écrivaine qui s’intéresse à son temps, c’est un moment d’effarement et de bascule. Le réel est devenu si caricatural qu’on ne sait plus par quel bout le prendre. Chaque jour apporte son lot d’aberrations ; il suffit de lire Pif, Playboy ou Têtu. Face au renversement du langage, à la falsification galopante, à l’énorme besoin de mots qui se fait jour pour décrire l’époque et réduire l’hégémonie de sa bêtise particulière, on se demande quoi faire, quels moyens employer.
Ce que nous pouvons faire, c’est ça : raconter. Que nos récits infusent. Ils feront un jour le ridicule de ceux qui aujourd’hui se prennent pour des hommes d’Etat et ne sont souvent que les managers de l’entreprise France. Que nos phrases fassent honte dès maintenant aux magouilleurs de légitimité, aux laquais perpétuels, à la brutalité qui brise nos révoltes. Que nos textes interdisent le passage du temps et forcent sans cesse à revenir sur ce qui nous a été volé. La pilule amère ne doit pas passer. Surtout, nos mots peuvent dénuder n’importe quel roi, fût-ce a posteriori. Et d’ici là, ils donneront une voix à celles et ceux qui n’en ont pas. Le roman de ce pays s’écrit aujourd’hui à l’encre de leur volonté piétinée."
(Nicolas Mathieu, in Le Libé des écrivains, publié le 21 avril 2023)