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lieux communs (et autres fadaises)
23 mai 2023

les feuilles mortes

(un article que j'ai trouvé magnifique -particulièrement le dernier paragraphe allez savoir pourquoi- ce jour dans le supplément Cannes de Libé)

"Le jour où Aki Kaurismäki fera un mauvais film, on saura qu’il n’y a plus d’espoir pour rien ni personne, mais ce jour n’est pas arrivé. On peut même s’estimer heureux qu’il ait refait un film tout court (et il l’est), après avoir dit «adios» au cinéma, déclarant en 2017 : «Je suis fatigué. Je veux commencer à vivre ma propre vie, enfin.» Phrase très grave et très drôle, ce mélange kaurismäkien de solennité et d’humour dans l’économie de mots, qui sonnait vraiment comme une réplique d’un de ses 18 longs métrages de fiction – en comptant celui-ci, présenté en compétition à Cannes. Arrêter le cinéma pour commencer à vivre. Rechuter, sans perdre de vue l’objectif. Le cinéma est peut-être un art, mais c’est aussi une addiction. Est-ce un hasard si Kuolleet Lehdet, en français les Feuilles mortes, raconte en partie l’histoire d’un homme qui décide d’arrêter de boire pour commencer enfin à vivre ?

En partie, parce qu’il raconte aussi l’histoire d’une femme qui prend le risque de retrouver le sourire. Bouleversements liés à leur rencontre, qui connaîtra quelques adversités et embûches de mélodrame, d’ici à ce que l’amour triomphe. Qui connaissait la décision du cinéaste finlandais de prendre sa retraite, à 60 ans comme il se doit, peut supposer, en découvrant le film, une raison à cette reprise du travail. Le récit a lieu en février-mars 2022, daté par les actualités que les personnages entendent passer, chacun chez soi, à la radio tout au long du film : donnant des nouvelles des premières semaines de la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine, en particulier des bombardements touchant des civils. "Maudite guerre", dit Ansa – avec ses 1 340 km de frontière commune avec la Russie, le traumatisme de deux guerres avec l’URSS tentant d’envahir son territoire, la Finlande et sa population se trouvent ces temps-ci à l’avant-poste de l’inquiétude.

Le monde du précariat

Les Feuilles mortes donne l’impression d’avoir été écrit et tourné sous l’impulsion de cette peur et de cette impuissance d’auditeur entendant, ce que confirme la petite note d’intention sublime, et bien sûr blagueuse, par laquelle l’auteur présente son film : "Même si j’ai acquis aujourd’hui une notoriété douteuse grâce à des films plutôt violents et inutiles, mon angoisse face à des guerres vaines et criminelles m’a enfin conduit à écrire une histoire sur ce qui pourrait offrir un avenir à l’humanité : le désir d’amour, la solidarité, le respect et l’espoir en l’autre, en la nature et dans tout ce qui est vivant ou mort et qui le mérite." Une séquence montre Ansa (Alma Pöysti) et Holappa (Jussi Vatanen, le Bastien Bouillon finlandais) penser tendrement l’un à l’autre alors que la bande-son déroule, dans le poste, les décomptes des atrocités. Pas pour mettre l’accent sur quelque insouciance coupable, sur la dissonance entre un amour naissant et une guerre, au contraire : c’est ici le seul antidote, et si Kaurismäki cite Chaplin, donnant son nom au chien adopté par Ansa, c’est qu’il a dû revoir le Dictateur.

Annoncé comme le quatrième volet "perdu" de sa fameuse "Trilogie du prolétariat" (Ombres au paradis, 1986, Ariel, 1988, et la Fille aux allumettes, 1990), les Feuilles mortes a lieu, trois décennies plus tard, dans le monde du précariat, suivant ses personnages se faire virer sans ménagement de leurs emplois temporaires successifs, décrivant à chaque fois en peu de mots et de signes les situations qui leur sont faites par un capitalisme sans garde-fou ni droit du travail, autre contrepoint et obstacle à l’idylle qui tente d’avoir lieu entre eux. Le principal étant que Holappa – dont ni l’aimée ni le film ne connaîtront le prénom, n’apprenant même son nom que très tard – boit systématiquement, mécaniquement, ce qu’Ansa ne peut supporter (apprendre pourquoi, c’est la comprendre, voir un peu plus clair dans sa tristesse). Il arrêtera, se redonnant une vie et lui en proposant une. D’autres péripéties l’attendent, rythmées par beaucoup de chansons (plusieurs sont d’Olavi Virta, le grand chanteur de tango finlandais, dont la reprise de celle de Prévert et Kosma donne son titre au tout).

L’art de la litote et du surlignage

Pour faire filer tout ça, limpide, en direction de la fin du film, Kaurismäki peut compter sur le ton qu’on lui connaît, cocasse et mélancolique jusque dans chaque plan à la fois ultra-lisible et mystérieux, dans chaque demi-réplique à la fois insignifiante et décisive, ordinaire et hilarante. Art à la fois de la litote et du surlignage, donc paradoxal, mais qui s’explique par ce qui le provoque et le soutient : il n’y a que les sentiments qui comptent, ils sont le matériau et la visée de chaque seconde de film, or il n’y a rien de plus insaisissable et de plus schématique à la fois, de plus complexe à vivre et de plus bête à dire qu’un sentiment. Pour ce faire, les petits éléments de langage du cinéma classique, le jukebox des tropes du mélo, de l’amour, du visage derrière la pluie sur les vitres, marchent à plein tube sur nos affects, sur notre mélancolie pleine de distance et de larmes, tout ça à ras bord. Mais ce qui gagne, c’est la légèreté à toute épreuve donc la détestation discrète et résolue de tout ce qui veut passer en force, dans les films, dans la vie, chez les hommes ("un dur ça ne chante pas", tant pis pour lui), c’est la très bonne raison pour laquelle, bien qu’il ne donne aucun gage direct de trahison de l’hétérosexualité sur le plan manifeste, et qu’il ne figure donc pas dans sa sélection cannoise annuelle du meilleur film LGBTQ +, on donnerait à Kaurismäki la "Queer Palm"." (Luc Chessex)

En compétition. Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki avec Alma Pöysti, Jussi Vatanen… 1h21.

(Sortie prévue : 20 septembre 2023)

 

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