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APRES L'OMBRE
de Stéphane Mercurio
Quel dommage. oui, quel dommage que nos chers adhérents n'aient pas jugé utile de se déplacer ce vendredi soir jusqu'au bôô cinéma pour y voir le très beau Après l'ombre, en plus, en présence de sa réalisatrice, Stéphane Mercurio (qui nous avait déjà fait le plaisir de venir à notre rencontre, pour son précédent A côté. Oui, c'est toujours rageant de se décarcasser pour organiser une soirée et que le public ne soit pas au rendez-vous...
Certes, c'était le premier soir des vacances, certes l'horaire avait -sans explication- été avancé à 20h par le directeur de la salle, certes la dernière fois la réalisatrice annoncée n'était pas venue, certes le théme du film n'était pas des plus gaudriolesques (la prison, les longues peines), beaucoup de certes, certes, mais on n'a pas pu s'empêcher d'être très déçus, et de se dire que c'était la dernière fois qu'on organisait un truc...
D'autant plus que, si le film est magnifique (Hervé nous l'avait déjà dit), la rencontre avec la réalisatrice qui a suivi (dans la salle d'abord, juste après le film, puis, pour cause de séance à 22h -on vit même entrer deux trois gugusses avec leur seau de popcorn-, dans le hall, où, heureusement, personne ne nous coupa la lumière -certain projectionniste était visiblement de bonne humeur ce soir-là-) s'est avéré tout aussi passionnante. Parce qu'elle-même est tout aussi passionnée, par le sujet de son film et par ce qu'elle y a mis, qu'elle est habituée à en parler, à le défendre, et ça sent et que du coup on pourrait l'écouter pendant des heures.
Après l'ombre fait partie d'une -pour l'instant a précisé la réalisatrice- trilogie (A côté (2008), sur les visites et l'heure du parloir et ce lieu "d'accueil" installé juste à côté de la prison de Rennes, puis A l'ombre de la république, sur le travail du CGLPL (Contrôle général des lieux de privation de liberté) filmé dans plusieurs établissements pénitentiaires), dont le thème central, et "en creux", est la prison, l'incarcération, et le système carcéral français.
Un état des lieux lucide et courageux d'autant plus que l'administration pénitentiaire aura fait tout son possible à chaque fois pour ne pas lui faciliter la tâche en mettant le maximum de bâtons dans le maximum de roues. Lorsque le pouvoir s'exerce, l'abus de pouvoir n'est jamais très loin.
Ici, on est, encore une fois (car on a vu les deux films précédents), en dehors du cadre strict de l'enfermement et de la réclusion puisqu'il est question de théâtre. Et donc de représentation. Le metteur en scène Didier Ruiz a élaboré un projet de création à cinq voix (quatre hommes et une femme, quatre ex-détenus et une femme d'ex-détenu) tous ayant vécu l'expérience d'une "longue peine", pour faire affleurer sur scène ce que chacun(e) en a gardé, ce qu'i/elle est capable d'en dire,bref de leur donner la parole, tout simplement. Et le résultat est, tout simplement, bouleversant.
On assiste, par étapes, à l'intégralité du projet, depuis les premiers entretiens "sur table" entre le metteur en scène et chacun de ses acteurs, puis les répétitions, la façon dont le metteur en scène permet à chacun(e) de trouver sa voix, les "ateliers", mais aussi, très important, les pauses, les respirations, jusqu'au grand soir, tant attendu, celui de la première, devant une salle comble, où la réalisatrice aura le bon sens (le tact ?) de nous laisser dans les coulisses, même si -j'ai essayé (maladroitement) de m'en expliquer lors de la discussion- on en ressent un peu de frustration : on les aime tellement, ces cinq-là, qu'on n'a pas envie de les abandonner là, comme ça, on veut les accompagner, mais c'est vrai que c'est bien que le début de la pièce "en vrai" soit aussi la fin du film. c'est une autre histoire, et ç'aurait été une autre façon de filmer.
Annette, Louis, Dédé, Alain, Eric. Je tenais à rendre leur prénom à ceux qu'allocinoche dans sa rubrique "générique" qualifie d'"acteurs inconnus". Leur rendre justice (!) pour la puissance de ce qui s'est joué sous nos yeux. Et de cette force avec laquelle ils parviennent à figurer l'indicible. Comment se vit une longue peine, au quotidien, au jour le jour, dans le détail, et, surtout comment on en sort, comment on s'en sort, de quelle façon on gère les marques (les stigmates) qu'elle a imprimées tout autant sur le corps que dans la tête.
Ces cinq-là ont survécu, chacun à sa manière, et leur témoignage en est d'autant plus poignant. L'administration pénitentiaire, les gardiens, la violence, l'isolement, la sexualité, les transferts, les mutilations, les brimades et les humiliations, chacun(e) prend la parole, tour à tour, et nous sidère et nous fascine à chaque fois (et la façon de filmer ces scènes, avec ce fond noir omniprésent dont ils sortent et où ils s'effacent, à la fois écran et écrin, rajoute encore à la solennité -simple et juste- de ce dire).
Un film magnifique, donc, dont nous ne serons hélas qu'une douzaine à avoir profité... (si je n'ai pu m'empêcher, au tout début, d'évoquer le très beau César doit mourir, des Frères Taviani, qui conjugue aussi ces deux thèmes : le théâtre et la prison, très vite je me suis complètement immergé dans cet Après l'ombre tellement ça fonctionne bien et de façon autonome.)
Il s'agit bien, au départ, de parler des longues peines, mais aussi (surtout) de la façon dont s'est constitué et solidifié ce groupe (cette troupe, puisqu'il s'agit de théâtre) avec, toujours, cette incroyable humanité et ses enjeux (je ne parlerai pas de rédemption, plutôt de reconstruction).
Grand moment.