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MEMORIA
de Apichatpong Weerasethakul
Et voilà, je l'ai vu.
Je l'attendais tellement que j'ai craint un peu, forcément, qu'il ne soit pas à la hauteur de mes espérances. Et j'avoue que j'ai eu quelques inquiétudes au début : pas de Thaïlande, pas de langue chatoyante qui coule comme un petit ruisseau joyeux, pas de moinillon(s), pas de fantômes, pas de dormeurs, pas de légendes, pas de singes aux yeux rouges, pas de Jenjira Pongpas. Nous voilà ailleurs, totalement : en Colombie. Sur les pas d'une femme (Tilda Swinton, donc) qui entend un matin (très beau plan fixe d'ouverture) un bruit qui la réveille.
BAM!
Qu'elle est la seule à entendre. Oui, le sentiment, d'abord, d'être davantage face à un "film avec Tilda Swinton" qu'à un "film d'Apichatpong W.", et, en tant qu'admirateur fervent du réalisateur et de son univers "habituel" (et du sentiment "habituel", aussi, de peut-être l'aimer pas forcément pour les bonnes raisons), bref de me sentir comme un peu dépossédé, "floué", dépaysé.
Un point de départ (comme une mise à feu -à mèche lente-) qui va d'abord la faire côtoyer un ingénieur du son (Daniel Gimenez Cacho) puis une archéologue française (la divine Balibar, qu'on ne verra hélas finalement que très peu...), avant une rencontre décisive, plus tard, au bord de l'eau, avec un homme qui écaille des poissons (le moment magique où le film, pour moi, prend vraiment son envol, et que l'Apichaptong/Colombie fusionne avec l'Apichatpong/Thaïlande. (La vision oeil droit (l'Asie) se superpose à la vision oeil gauche (l'Amérique du sud) et naît (surgit, apparaît) alors une image commune, comme en 3D.)
Comme son titre l'indique, il sera question de mémoire. De souvenirs et de réminiscences. En touchant un caillou, en touchant une main. De la mémoire des uns et de celle des autres. Et jusqu'à une mémoire "primordiale", reptilienne (comme l'est le cerveau du même nom), préhistorique. Tilda Swinton en est l'interprète idéale, parfaite, incarnée, à la fois présente et fantômatique, atone et vibrante réceptrice de messages qu'il n'est pas forcément facile de déchiffrer (d'appréhender). Mémoire, brume, limbes, fouilles.
Mais Apichatpong est très fort (il l'a réussi déjà dans chacun de ses précédents films) pour réussir, en plus du trip poétique sensoriel hypnotique hallucinatoire auquel il convie le spectateur (d'habitude il le prend par la main, là il l'attirerait plutôt via le coin de l'oreille) à évoquer aussi, plus ou moins elliptiquement, la ("une") réalité (sociale, politique, économique) du pays dans lequel il tourne. Et si la page thaïlandaise est, pour l'instant, tournée, il explique s'être inspiré de faits-divers réels colombiens (le tunnel, les squelettes) pour construire son récit, irriguer "sa" vision de la Colombie (où il est aussi peu sûr et facile de vivre qu'en Thaïlande, d'ailleurs violence et soldats tout pareil).
Oui, il est bien question d'une expérience (comme l'ont été déjà, chacun à sa manière, Blissfully yours, Tropical Malady, Syndromes and a century, Uncle Boonmee, Cemetery of splendour, oh que de souvenirs capiteux et ensorcelants...) et donc qui sollicite de la part du spectateur un certain état, une certaine forme de participation (ou plutôt de non-participation), où il faudrait juste accepter. (Le laisser-aller, le lâcher-prise, l'abandon...). Flotter, dériver (un état qui n'arrive pas si souvent au cinéma, il faut le reconnaître, mais dans quelle mesure s'agit-il encore vraiment de cinéma ?).
Comme une séance de spiritisme dont Tilda Swinton serait le (la) médium.
Où, une fois encore, la nature aurait le dernier mot (et le réalisateur la filme toujours aussi attentivement -avec autant de respect et de fascination-).
Et lorsque cet orage qui a longtemps grondé tout autour de la salle finit par éclater et qu'il pleut, les lumières de la salle se rallument...
Et ce Memoria va rejoindre ses frères sur l'étagère des films tant aimés (et surtout que j'ai envie de revoir très vite*, comme pour s'y blottir.)
*mais là il faudra attendre jusqu'à lundi prochain, dans le bôô cinéma on ne passe pas de films A&E le ouiqinde, le ouiqinde c'est pour se détendre -et rigoler grassement-.)
pour celles/ceux intéressés, là, un très intéressant journal de tournage de Memoria (en anglais, attention!)
*
Et voilà, je l'ai revu...
(séance de 13h30, cette fois on était 6)
Je voulais avoir quelques précisions...
Donc, à destination de Catherine :
* l'ingénieur du son s'appelle bien Hernan, et non seulement il porte le même prénom que l'homme qui écaille les poissons à la fin, mais également le même nom de famille (Hernan Bedoya, dixit le générique et la fiche casting de allocinoche précise velho et jovem, ce qui me semble être plutôt du brésilien mais bon...)
* Juan c'est celui qu'on voit au restaurant (scène de l'osso-buco) et, comme il me semblait bien, on l'a déjà vu une fois avant (scène de cafeteria en extérieur, au début,c'est lui qui examine des papiers avec Jessica et lui dit un poème sur les champignons), puis, plus tard, Hernan1 parle de lui en disant "qu'il a été son professeur"...
Je voulais aussi vérifier que je n'avais pas eu de "micro-coupures", car je n'étais pas sûr de la transition entre la scène au bord de l'eau et celle qui précède (et je me suis appliqué à transcrire les scènes dans l'ordre (je pouvais me le permettre, j'étais tout seul dans mon rang et dong personne ne pouvait être gêné par la lumière de mon portable posé sur le siège à côté) et donc je n'en ai pas eu (dans la première partie du moins, occupé que j'étais à noter, ce qui est, je le reconnais, peu recommandé au cinéma, et vous plac d'ailleurs dans une situation un peu nouvelle, vous "détache" du film, par contre ensuite, j'ai eu plusieurs fois la tentation de me laisser glisser, dans cette deuxième partie où j'avais été, la première fois, scrupuleusement (pieusement ?) tenu en éveil.
Je modère un peu mon enthousiasme (mon exaltation), non, ce n'est pas pour moi le plus fort des films de AW (mais ça vole très haut quand même hein...).
Ca fait toujours autant plaisir de le retrouver, ce cher vieil ami (un ami de vingt ans, tout de même...), de recevoir de ses nouvelles...
"Ceci pour dire que l’artiste plasticien et cinéaste Apichatpong Weerasethakul – récipiendaire-surprise de la Palme d’or 2010 avec Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures) – quoique rétrogradé cette année en section parallèle officielle, n’a pas varié d’un iota l’invitation au voyage que chacun de ses films fait au public. Une sorte de trip bouddhique dispensateur de divines langueurs, un chant poétique lent, sourd et foisonnant lancé sous les ramures de jungles psychotropes, traversé d’animaux bizarres, de maladies tropicales, de saillies érotiques, de lumières d’outre-monde." (Jacques Mandelbaum, Le Monde, à propos de Cemetery of Splendour)