chier des lames de rasoir
PEOPLE MOUTAIN PEOPLE SEA
de Cai Shangjun
Un film brutal et sans espoir ou presque, comme l'est visiblement la Chine contemporaine, filmée ici sans complaisance ni concessions (où sont les pagodes, les kimonos et la cérémonie du thé ?) . Esthétiquement, cinématographiquement on est au niveau d'un Jia-Zhang Ke. Le film est absolument splendide. Le réalisateur magnifie la crasse qu'il montre (et qui est partout, visiblement) par un filmage de haut vol. Cadrages, lumière, composition des plans, choix des couleurs, tout est au petit poil.Et même plus que.
Mais le fait de choisir comme personnage principal (on ne peut pas parler de "héros") un mec pas bavard et pas forcément plus sympathique que les salauds ordinaires qu'il côtoie (ou celui qu'il recherche) ne favorise pas forcément l'immersion dans le film, ni la sécheresse de la narration non plus, et je ne vous parle pas des personnages qui apparaissent soudain -plop!-, de ceux disparaissent en cours de route -plop! idem- tout aussi soudainement, des trous d'air dans le récit, voire des interrogations multiples suscitées, notamment, par la dernière partie du film (dans la mine clandestine).
C'est un film exigeant, certes, mais parfaitement ma-gni-fi-que, je le répète.
On démarre dans une carrière avec un crime (c'est tout blanc) et on finit dans une mine (c'est tout noir) avec un autre crime. Entre les deux, Lao Tié, notre desperado qui cherche l'assassin de son frère (qui meurt dans la première scène) et le trouve (sans doute ? je suis prudent je mets un point d'interrogation), l'assassin, pas le frère, bien sûr, dans cette dernière partie aussi dantesque -stricto sensu- (une mine clandestine, des conditions de travail effroyables des mecs traités pire que des chiens, youpee vive la Chine!) que fascinante (j'ai un faible pour les scènes de mine (Ah, Terminus paradis, de Pintilié...), car qui dit mine dit salissant, et dit donc douches, et collectives qui plus est (et fraternellement viriles, en principe et par définition) et la bingo! (bon c'est plutôt bingo!) on réussit à choper une jolie QV (et chinoise, de surcroit, sans qu'on puisse vérifier si elle a l'oeil bridé, bon j'ai trop honte j'arrête là la digression) certains critiques ont évoqué Wang Bing (à l'ouest des rails) et n'ont pas tort du tout (comme celui des Inrocks, me semble-t-il, qui évoque My joy, de Losnitza, ce qui me semble assez juste). La minceur du fil narratif est (y a-t-il un verbe qui signifie "rendre grandiose" en un seul mot ? magnifier ? ce n'est pas exactement ça mais bon contentons -nous-en) magnifiée, donc, par l'ampleur de la vision documentaire, réaliste, profondément terre à terre (et même ici tout spécialement sous-terre à sous-terre) on pourrait même ici parler de profondeur.
Oui le film est profondément noir, âpre, pessimiste, démoralisant, dégueulasse, mais il l'est avec une classe tellement folle qu'on ne peut que rester et béat. Oui le film est absons et parfois incompréhensible, et il faut en accepter l'inconfort ("se" fabriquer les morceaux manquant de l'histoire si on le juge nécessaire, comme on édifierait une fragile passerelle de bambous pour s'aventurer au-dessus du vide) mais aussi être capable de ne pas tout comprendre (de petit a jusqu'à grand z), tout justifier, tout expliciter. C'est comme ça et prend ça dans ta gueule, semble dire le réalisateur, et on veut bien le croire. Moi, en tout cas, j'en redemande, de la sidération, de la perplexité, de l'émerveillement, et du coutelas, et de la lame de rasoir, et du coup de grisou, et du bras cassé, et du papier peint en journal, et de la moto-taxi, et des chinois tout noirs... (si si!)