CONNEMARA
de Nicolas Mathieu
Je viens de le finir, à regret, j'ai pourtant fait durer la lecture autant que je pouvais le supporter, pour en profiter le plus longtemps possible. Savouré. Je l'ai refermé, reposé, j'ai essuyé une larmichette (on ne se refait pas...) Au revoir Hélène, au revoir Christophe, au revoir Cornécourt...
J'avais lu, un peu par hasard LEURS ENFANTS APRES EUX et j'avais été enthousiasmé (le mot est faible, je m'étais pris une sacrée belle claque), et j'adore ces grand bonheurs-là (de lecteur) qui ne trompent pas, qui donnent, régulièrement, au fil du roman, envie de recopier des passages entiers ; les lire, jubiler, les relire, jubiler encore plus, et se dire "Oui, c'est ça, c'est juste, c'est exactement ça...". Une écriture somptueuse, précise, riche, dense avec un sens aigu du mot qui va donner soudain à la phrase un air de feu d'artifice, je pourrais même oser la qualifier de poétique (si si), tout autant que son voisin de dictionnaire (j'avais écrit de calendrier...), politique...
J'avais été séduit dès la première page, les premières lignes, (cette histoire de baguette et de vache qui rit), happé. Et cette façon de parler d'ados (de les faire parler, de les regarder vivre, de leur (re)donner la parole) était spécialement séduisante).
J'ai tout de suite acheté Connemara (heureuse coïncidence, un chèque-cadeau bienvenu, juste à point) et je l'ai commencé assez vite (je sortais de En attendant Dogo, de Jean-Bernard Pouy, qui m'avait -finalement- donné beaucoup de plaisir) en me demandant si le miracle allait se reproduire (bien qu'ayant déjà ça et là des échos louangeurs, promettant même "encore mieux que le précédent..." waouh je nourrissais donc de grandes espérances mais en restant prudent...)
Il est, au début, question d'une femme, Hélène, la quarantaine, puis au chapitre suivant d'un homme, Christophe, la quarantaine idem, tous deux originaires de Cornécourt, une petite ville (imaginaire) de l'est (comme l'auteur en avait déjà inventé une autre pour son précédent roman), à la seule différence qu'elle (Hélène) en est partie dès qu'elle l'a pu tandis que lui y est resté (n'a pas essayé d'aller voir ailleurs), et qu'un hasard romanesque bienvenu (ils se connaissaient étant ados) va faire se rencontrer à nouveau, après tout ce temps...
Et le roman embraye doucement, et on est toute ouïe, (façon de parler, on ouvre grand les yeux) et on voit se déployer la grand-voile (claquante, la métaphore est sonore) de l'écriture somptueuse de Nicolas Mathieu, et on a les cheveux dans le vent (comme quand, gamin, on lisait du Jules Vernes allongé sur son lit), et pourtant ça ne parle que de gens, mais on se laisse aller au grand bonheur de cette lecture (de cette écriture) affûtée, lyrique, brillante, terrienne, qu'on a tant de plaisir à retrouver...
Une femme, un homme, et chabadabada ? Un peu de, mais pas que, car l'auteur a l'intelligence d'alterner les phases temporelles (l'adolescence notamment, où on se dit qu'Hélène et Christophe auraient pu devenir copains -dans l'absolu- avec les protagonistes de Leurs enfants après eux, s'ils s'étaient retrouvé par hasard avec eux dans le même bahut imaginaire, ou au moins dans le même patelin, puisque l'époque est la même..., fermons là cette parenthèse imaginaire...) de revenir à cette jeunesse qui était tout le terreau de Leurs enfants après eux, de la mettre en perspective, de voir de quelle(s) façon(s) les différentes petites graines y ont germé
Roman humain, familial, social, Nicolas Mathieu furète dans tous les coins de la narration, pose, au fil des chapitres (un pour elle un pour lui) son regard attentionné et précis sur chacun des deux axes (Hélène, Christophe) de cette belle ellipse, et de leur entourage (les parents, les enfants, les copines, les potes).
Leurs enfants après eux se construisait sur quatre ans (92, 94, 96, 98), et autant de "fêtes", tandis que Connemara surfile l'année 2017 d'allers-retours temporels, d'âges de la vie, d'événements marquants, d'univers spécifiques de part et d'autre (le monde de l'entreprise ici, celui du sport là), dans une vaste et attachante chronique sociétale (sentimentale aussi) -on pourrait parler de politique-, qui va se conclure en grandes pompes, sous les doubles auspices pétaradants de (le même week-end) un mariage et une élection présidentielle! (Nicolas Mathieu aime bien les fêtes!)
Avec un détail supplémentaire qui augmente encore mon plaisir de lecteur : si il sait très bien parler des gens, il a aussi une façon, quasi photographique (sensorielle, en tout cas), de parler des hommes (bien que le récit soit très très "hétéro-normé"), des hommes dans tous leurs états :
"Les premiers levés émergèrent de leurs tentes vers neuf heures du matin, l'air de sortir d'un abri antiatomique après le cataclysme. Tout d'abord ils se mirent à errer dans les prés, les cheveux en bataille, portant souvent la même chemise que la veille, mais en pantalon de survêt et des tongs aux pieds, certains la clope au bec, beaucoup avec des lunettes de soleil sur le nez. On fit bientôt la queue dans les sanitaires. Des hommes allèrent même jusqu'à se raser. Le soleil frappait déjà fort."
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"Ils burent comme cela deux verres cul sec en échangeant des paroles solennelles sur l'amitié et le temps qui passe. C'était l'heure virile du contentement de soi, de la lourde ivresse, quand on s'autorise des accolades et que la cravate ne tient plus qu'à un fil."
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"Là il se vidait la tête et patinait jusqu'à l'épuisement. Après l'entraînement, assis à poil dans le vestiaire, il se regardait dans le miroir, sa queue qui pendait entre ses cuisses épaisses, les épaules endolories et massives, ses cheveux trempés de sueur, son ventre soulevé par l'essoufflement et ses muscles tous dessinés, du cou au nombril et jusqu'au jarret. Il constatait alors cette vitalité tellement visible en lui, qui lui passait par la peau, rouge aux joues, brûlante par tout le corps."
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"Sur la nappe blanche les bouteilles laissaient une empreinte circulaire bien nette. C'était du linge épais, comme on en faisait jadis, d'increvable matière, des savoir-faire enviés et capables de parcourir des générations. Elle avait beaucoup servi cette nappe, des dimanches et à Noël, pour le gigot pascal, des occasions et des fêtes. Elle avait vu des hommes boire des vins de garde et bâfrer des viandes en sauce, des hommes avec leurs grosses pattes, leurs engueulades politiques, des rires d'ogres, le cul vissé à leur chaise tandis que des épouses tempérantes et soucieuses faisaient la navette de la salle à manger vers la cuisine, se retrouvant finalement pour la vaisselle et papotant alors à leur aise, le rire facile et la dent dure, alors qu'avachis, la ceinture ouverte et s'offrant des coups de gnôles locales, les hommes tentaient une parole définitive en écrasant un mégot au fond d'une tasse à café."
(et tout autant dans les scènes de sexe, aussi fiévreuses que dans Leurs enfants après eux)
Nicolas Mathieu est un romancier ample doublé d'un styliste remarquable.
"Ils quittèrent la pièce avec sur leur talons le chat qui n'avait pas lâché le père d'une semelle depuis qu'il était arrivé. Hélène resta donc seule dans sa robe superbe, avec son reflet et l'immensité du printemps que la fenêtre ouverte contenait à grand-peine."
Remarquable, oui
(même si, si je peux me permettre un petit bémol, je trouve que la couverture du livre est moy-moy...)