lac gelé
La guérison amoureuse (l'oubli) aurait quelque chose à voir avec la congélation. Il faut que la température baisse qu'on passe progressivement du brûlant au tiède, bref qu'on laisse refroidir. Les souvenirs, donc, seraient comme une vaste masse aquatique, (métaphore utilisée mille fois), un gros paquet d'eau soudain agitée en tous sens, et on attendrait que, la tempête apaisée, le naufrage consommé, le calme revienne progressivement d'abord à la surface, ("mer étale") mais plus progressivement encore en allant vers le fond, que l'aplanissement au-dessus génère jusqu'au fond un calme qui se propage, contamine, une accumulation progressive, chute lente des sentiments (c'est drôle, je voulais écrire "sédiments") venant se déposer l'un après l'autre sur le sol, oui, tout au fond. Au ralenti et en silence.
Mais il faut en même temps mettre entre tout ça et soi (ce fatras, ce fouillis, ce reliquat de désordre amoureux) une distance, une paroi en quelque sorte, et la glaciation de ce bloc de mémoire apparaîtrait comme la meilleure solution. Abaisser la température (c'est normal, on on a perdu une présence, on a moins chaud), comme lors de ces premières nuits d'hiver -ou même avant-, les gelées blanches. passer en dessous de zéro, et descendre encore.
Au début, la glace est mince, encore fragile, et tout peut être prétexte à fissure, donc à dégringolade (voilà que la belle surface si lisse en apparence (rassurante) soudain se lézarde et crac crac crac se brise de part en part,... aïe.) On chute, on rechute. C'est un mot, c'est une musique, c'est un geste anodin, c'est même simplement un objet quotidien... il faut alors se protéger, et continuer à baisser le thermostat de l'affect. la colonne de mercure ou d'alcool coloré décroît lentement mais inexorablement (sans qu'il n'y ait pourtant la moindre notion de malheur ou de fatalité. c'est une descente régulière, progressive, normale.) Nécessaire. A chaque jour suffit sa couche, un millimètre par ci, un millimètre par là, on progresse...
Au fur et à mesure la glace s'épaissit, et à travers elle les détails disparaissent se floutent se diluent. Elle se consolide à chaque instant, et de mieux en mieux dans le même temps nous protège (ce qu'elle recèle aussi.)
Ce qui n'était qu'une mince pellicule presque dérisoire, dangereusement dérisoire, a gagné au fil des jours en épaisseur, en profondeur, en dureté. A durci jusqu'au fond. Rien n'y bouge plus. L'eau noire s'en figée en un bloc dont l'opacité s'est érigée en gardienne protectrice et bienveillante.
C'est terminé.
On est anesthésié, on croît qu'on est guéri, on s'éloigne alors à pas lents du lac gelé. On se dit qu'on ne risque plus rien. On le croit.