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LA FIEVRE DE PETROV
de Kiril Serebrennikov
Je suis en admiration devant ce film parce qu'il me dépasse, ce film qui m'a ravi (dans tous les sens du terme, notamment comme une soucoupe volante embarquerait un humain dans son rayons lumineux pour le transporter jusqu'à son bord). Je l'avais, un peu par bravade, mis a priori dans mon top 21 de 2021, sans l'avoir vu (exprès, en compagnie de ce très cher Memoria qui était dans le même cas), et je me dis que j'ai eu le nez creux (comme on dit par ici)...J'ai déjà, toujours a priori, pour le cinéma russe les mêmes sentiments quasi que pour son confrère roumain : je sais que ça va être plus ou moins inconfortable, alcoolisé, violent, nihiliste, polaire, rentre-dedans, désespéré, bordélique, amer, mais déjà je les aime, ces films, et j'ai rarement été déçu (même si, des fois, un peu quand même... mais pas souvent) de la façon dont ces réalisateurs (couillus) parlent de leur(s) pays (merdiques).
Bref je l'attendais de pied ferme.Alors, ce Petrov, de quoi souffre-t-il ? Qu'est-ce qu'il nous raconte ? Et hop avant que le film démarre, déjà on remarque qu'il y a plein de producteurs/distributeurs associés, chacun avec sa petite animation (je me dis toujours qu'il faudrait que j'écrive un truc là-dessus), et que donc le sieur Serebrennikov a de l'entregent -est multi-partenaires- (j'ai même repéré le nom d'Olivier Père et entendu in fine que ce film était né sous une bonne étoile, ce dont je n'avais jamais douté...), et bon ça pique encore un peuplus notre curiosité.
Il s'agit donc d'un certain Petrov, qui tousse (puisque c'est celui du titre, qui doit aussi avoir de la fièvre), qui au début a pris le bus (le bus en Russie, c'est quelque chose), pour une grande scène d'ouverture bien cracra, par la lumière verdasse, par les tronches, par les dialogues, c'est vraiment le "Vous qui entrez ici perdez toute espérance...", c'est clair -enfin, plutôt c'est glauque-, (on est prévenu...), puis, toujours toussotant, va changer de monture, et monter dans un corbillard, où il a été invité par des potes, de beuverie bien sûr, pour la tournée (des grands ducs)...
Mais très vite ça va se compliquer avec une bibliothécaire, entraînée aux arts martiaux et spécialement irritable (on apprendra plus tard que c'est Madame Petrov), puis un enfant (Petrov Junior, mais pas toujours), puis une fête de Noël, et hop, et hop, ça tourne et ça flonflonne (il y a beaucoup d'accordéon dans le film, comme il y avait déjà beaucoup de musique dans Leto) et -toujours- ça biberonne, direct à la bouteille (ils ne sucent pas de la glace)), et on réalise qu'en une dizaine de minutes on a déjà traversé, sans aucun panneau de signalisation, plusieurs univers différents (disparates), et qu'il ne faut pas résister, juste se laisser emporter dans cette /ces histoire(s), rouler par ces vagues successives qui déferlent, de ces univers fragmentaires et superposés qui coexistent -probablement- dans le cerveau surchauffé de Petrov : le présent, le passé, l'ailleurs, le nulle part, l'onirique, le sûrement et le peut-être, dans un récit tumultueux aux enchâssements baroques... (Il faut absolument que je me procure le bouquin dont le film est l'adaptation, mais, actuellement, Gibertuche ne veut pas en baisser le prix, alors, embusqué, j'attends...).
On pourraît être dans une fête foraine déglinguée (celle de Nightmare Alley, avec des couleurs criardes, des attractions, peut-être des monstruosités, mais en version russe, c'est à dire encore pire), sur un manège (celui de l'inconnu du Nord-express, qui a pété les plombs et tourne comme un fou, mais, encore une fois, à la russe, et donc encore plus vite) où, heureux et fasciné comme un gamin, on se cramponne énergiquement, histoire de ne pas se casser la gueule, et ça tourne et ça tourne, on a toutes ces images qui en mettent plein les yeux, qui désorientent, qui chamboulent, au fur et à mesure des déambulations mentales de ce cher Petrov. Comme en rêve (un rêve de fièvre, justement) où on est égaré, où on ne comprend pas tout, où des éléments sont parfois répétés, se répondent, avec insistance, reviennent, comme des variations sur le(s) motif(s), sans qu'on en comprenne forcément le sens...
La Fièvre de Petrov foisonne (il est comme en expansion) au fil(m) de séquences qui possèdent leur cohérence propre, leur (des)équilibre interne, La Fièvre de Petrov, donc, devrait pouvoir se visiter, posément, à tête reposée, tant il est difficile (voire inconcevable) d'être capable d'appréhender au premier coup d'oeil toute la richesse (la complexité) de ce qui nous est montré (suggéré) pendant ces cent-quarante-six minutes...
Serebrennikov en a les clés, les notices explicatives de chacune des salles (et/ou personnages) mais il nous laisse nous débrouiller tout seuls, au milieu de ces (ses) histoires et de ces métaphores sibyllines... Quel édifice! Quelle ampleur ! Quel vertige! Quelle sidération!
Et je n'ai pas d'autre choix donc que d'y revenir dès que possible...
Top 10, donc, je (re)confirme!
La bande-annonce française est là (et une autre, en v.o, -plus "musclée"?- est là)
Et là un bel article de BANDE A PART, sur le film et son réalisateur
A la deuxième vision (je viens d'y retourner, avec Catherine et Isabelle -et Manu son fils-), le film n'apparaît pas si complexe que ça (mais me procure toujours autant de plaisir (et je viens de me rendre compte qu'une partie du premier post, au-dessus de l'affiche, a mystérieusement -et involontairement- disparu, lors de ce qui devait être juste une minimale correction de routine (saleté de souris, saleté de canalbl*g, où les modifications prennent effet sur le champ, toutes affaires cessantes... partie où j'évoquais Sokourov et Guerman, et la notion de "film-univers" (en précisant qu'elle n'était pas de moi...) voilà je suis complètement perdu dans ma phrase c'est malin...
J'en étais presque un peu déçu, c'était finalement plus "sage" que ce que j'avais cru à première vue, une fois l'effet de sidération passé... Il y a d'abord une très longue partie en scope ("chronologique", avec, oui oui des séquences très hétéroclites, dont ce fabuleux plan-séquence sur l'histoire de Sergey l'écrivain) où s'insèrent les séquences en format 4/3 (celles relatives à la fête de Noël, et donc à l'enfance de Petrov), mais on repart chaque fois au format scope et à la couleur, sans que ce soit forcément chronologique, avant cette très belle partie en noir et blanc (intitulée au générique de fin "1971" me semblait-il, tandis que, dans le dossier de presse, le réalisateur évoque plusieurs fois 1979...), l'histoire de "la fille des neiges"), avec, au milieu, cette coquetterie stylistique (que j'adore) de télescoper (de fusionner) deux visions différentes de la même scène (la fille au téléphone), cette fois en noir et blanc et en scope, du point de vue de la fille (qu'on a déjà vue avant en couleurs et en 4/3, du point de vue cette fois de la mère de Petrov petit), coquetterie, oui, qui me ravit.
Avant de revenir sèchement à la couleur (Petrov qui revient dans son appartement (avec ce plan surprenant de la maison de poupées), avant que la télévision ne nous ramène à l'histoire du corbillard (et du cadavre qui ne veut pas revenir dans son cercueil malgré les appels de l'ambulancier), avant l'épilogue, le -splendide- rap du générique final, encore un plan-équence ébouriffant, où le mort-pas mort finit par monter dans un bus dont il est l'unique passager, et où la contrôleuse du début lui demande de payer son voyage (contrôleuse à propos de laque Isa a émis l'hypothèse qu'elle pourrait bien être la "fille des neiges", ce qui ne m'était absolument pas venu à l'esprit, mais je pense qu'elle a raison...)
J'étais donc, à cette seconde vision du film, toujours aussi enthousiaste, même si subistent encore des dizaines de questions sans réponse (mais c'est fait pour...).
"En ce qui me concerne, réaliser La Fièvre de Petrov, c’était travailler avec un auteur incroyable, dont l’univers faisait écho en moi, comme j’espère en nous tous. J’ai pu collaborer avec des acteurs exceptionnels. C’était une tentative d’exprimer ce que la Russie est pour nous à travers l’empathie, le partage de nos souvenirs d’enfance, de nos peurs, de nos joies, en racontant au public ce qu’on aime et ce qu’on déteste, ce qui nous fait enrager, ce qu’on adore, en partageant notre solitude et nos rêves... Je voulais que ce film soit très sensuel, et plein d’amour. Je n’avais pas prévu de le tourner. C’est lui qui est venu à moi, qui m’a happé, et j’ai été très heureux de me laisser emporter par ce projet. C’était pendant une période sombre de ma vie, et ce film m’a donné le moyen de me changer les idées et de me concentrer sur la source principale du bonheur. Il a même peut-être été, dans une certaine mesure, ma bouée de sauvetage. Tout ce contexte l’a rendu d’autant plus sincère et franc." (Kiril Srebrennikov, Dossier de presse du film)