Il ne neige plus (enfin) mais on n'est pas pour autant sorti de l'auberge. Les tas de neige ont gelé, partout les trottoirs bords de routes et chemins divers sont bordés festonnés hérissés de ces moches monticules blanc sale. Attendre, maintenant. Le temps maintenant que tout ça fonde...
Patience.
Reçu aujourd'hui de mon ami Philippe une lettre (oui, oui, j'ai la chance immense d'avoir un ami qui m'écrit des vraies lettres) avec dedans un texte qui m'a mis les larmes aux yeux (tiens tiens un certain temps qu'il n'avait pas été question du bord des larmes... mais ça n'a rien à voir je vous assure...). Il s'agit d'un extrait de l'interview de Pierre Bergounioux au Monde des Livres, à l'occasion de la publication de son Journal.
" J'ai découvert vers 30 ans que l'oubli marchait sur nos talons, qu'il emportait tout. C'est pourquoi j'ai éprouvé le réel besoin de m'en retourner vers le passé parce qu'il y a des instants heureux dont les blandices n'étaient pas épuisées, et puis aussi des événements, pas seulement malheureux, mais qui étaient énigmatiques lorsque je les ai vécus : celui que je suis devenu dans l'intervalle peut, après coup, s'efforcer d'éclairer et de libérer cette partie de lui-même prisonnière des instants révolus. Il me semble que me suivent toutes sortes d'êtres de moi-même : ils sont inconsolés parce que le sens de ce qui leur est arrivé leur a échappé. Imperceptiblement ils me tirent par la manche pour que je leur prodigue par-dessus l'abîme du temps les lumières qu'ils n'étaient pas susceptibles de recevoir parce qu'ils n'avaient pas vécu suffisamment. En celà, oui, un Journal sert à réparer le temps. Celui qu'on est aujourd'hui confie à celui qu'on deviendra demain le soin de dissiper ce qu'il ya de ténèbres, d'incompréhension donc, de douleur, dans le temps présent."
blandices : charmes, séductions (P.L.I 2000) (J'avoue, j'ai recherché le sens de ce mot dans le dictionnaire, parce qu'eh oui, ça m'arrive, je ne le connaissais pas!)
Troublé que ce texte me parvienne précisément aujourd'hui, ce matin où je me suis réveillé avec des images d'oignons épluchés et de strates temporelles successives (ah la la dur pour un petit matin, non ?), pour exprimer un peu la même problématique. En ce qui concerne le passage du temps, d'abord. Si j'ai toujours un carnet sur moi, ce n'est pas pour y relater fidèlement ce qui m'arrive au jour le jour, c'est juste pour y noter des fragments, des bribes, des citations, des notations, bref des choses éparses dont j'ai envie de garder les traces. C'est cette même envie qui fait que je ne me déplace plus sans mon appareil photo dans mon sac... Daniel Biga écrivait Ne pas rater l'instant suffit.
Il faut que je sois toujours prêt (toujours près ?) à déclencher, à fixer l'instant, à archiver. A conserver. Depuis très longtemps,oui, je m'astreins à faire de la confiture de temps, des pots de tailles et formes diverses avec des dates dessus, écrites à l'encre plus ou moins effacée sur des étiquettes plus ou moins défraîchies. Tenter de conserver (espoir illusoire ? ) la saveur (les saveurs, plutôt, tant ces blocs de passé ne sont jamais homogènes) de ce que furent un instant, un jour, une histoire...
Mots & images sont alors complémentaires pour aider à la tentative de reconstitution.
Quand j'étais petit, je me souviens de la première fois où j'ai voulu éplucher un oignon. On défait l'enveloppe la pellicule extérieure orange et sèche, bruissante, et on dénude un épiderme blanc verdâtre luisant (et qui fait pleurer ! déjà j'aimais ça je suppose), mais qui n'est qu'une nouvelle couche que, si on l'a entamée par mégarde, on doit à nouveau ôter pour rendre à notre oignon sa lisse rotondité originelle. Et on s'aperçoit que sous cette couche, il y en a une autre, et encore une autre, et, si on n'y prend pas garde, on pourrait continuer ça jusqu'à la nudité première : hop, plus d'oignon! (quand je vous disais que ce blog s'appelle lieux communs, hein ?)
Eh bien, je me disais que mes "états mentaux" (ou peut-être "phases de vie" ou "étapes successives", je ne sais pas trop quel terme employer) étaient exactement comparables à ces épidermes consécutifs. A chaque fois, j'ai le sentiment de vivre une certaine période, d'agir d'une certaine façon, de ressentir certaines choses, avec certaines raisons, et tout celà me semble juste, raisonnable, définitif. Jusqu'à ce que, quelque part, un Grand Eplucheur Anonyme décide d'ôter cette couche et de passer à la suivante. Alors je passe à une autre période, où je vis d'autres choses (parfois les mêmes qu'avant) mais avec d'autres raisons, un autre regard, qui me semblent aussi justes, raisonnables et définitifs que l'étaient ceux de la couche précédente. Couche sur laquelle (puisqu'elle est terminée, désormais peau morte, vide, inutile) je peux alors me permettre d'avoir un regard critique. Chaque couche ne peut s'appréhender, se justifier, se comprendre, que par rapport à la/aux couche(s) précédente(s).
(Hmmm ça y est c'est malin, j'ai un peu mal à la tête, à me mettre à réfléchir comme ça, à froid, sans précautions...) Tout ça pour dire -mais bon j'enfonce encore là une porte ouverte on dirait-bien- l'importance pour moi de tous ces machins que je jette -parfois un peu en vrac- sur ce blogchounet (ce n'est pas mon jumeau astral, c'est plutôt mon double en ligne) c'est juste pour me permettre de m'y retrouver (ou de retrouver un autre moi-même) , cf plus haut P.Bergounioux ) d'y voir -rétrospectivement ? - un peu plus clair, et qui sait (mais là j'en doute) d'éviter de refaire les mêmes conneries ? (Non, là, c'est vrai, j'avoue, je n'y crois pas une seconde, vu la régularité et l'empressement et la délectation avec lesquelles je me vautre à chaque fois dans les mêmes ornières comportementales.)
Euh... on se refait pas, hein ?
(merci à Pablo S. dont je me suis permis de reproduire -sans son assentiment- l'oeuvre originale)