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BARBARA
de Mathieu Amalric
Premier jour, première séance, tout, tout de suite. Je le voulais absolument (oui je fais ma diva) : une bande-annonce hameçonnante, des interviews de Jeanne Balibar qui me rendaient tout chose, un certain retentissement médiatique, bref j'étais fin prêt, comme on dit par ici. Dès le début dans un état de surchauffe émotive (le générique lettré s'inscrit sur une chanson parlée/fredonnée que je connais parfaitement (elle était sur la face B de l'album rose La louve), puis le piano de la gare de l'Est, et au bout de quelques minutes j'avais déjà les larmes aux yeux, simplement de voir Jeanne B. marchant sur un pont parisien.)
J'aime Barbara depuis longtemps, je l'ai connue assez tôt parce que, enfant, ma soeur l'adorait (que dis-je, l'idolâtrait), et je l'aimais bien, oui, et je suis même allé la voir sur scène, une fois, à Besac, où elle avait avait fait quasi un esclandre, à cause d'un mec qui la photographiait, interrompant une chanson en plein milieu et venant en bord de scène apostropher l'intrus genre "Moi, non on ne me prend pas en photo, si on me veut on me prend pour de bon, mais pas de photo..." Je connais ses albums, et certaines chansons me touchent me bouleversent toujours autant : Vienne, Perlimpinpin, Amours incestueuses, l'Aigle noir (bien sûr), Une petite cantate, Gottingen... Elle fait depuis longtemps partie de mon univers musical affectif, sur l'étagère "chanteuses françaises", quelque part entre Françoise Hardy, Juliette Gréco, Véronique Sanson... même si je ne l'ai pas toujours écoutée régulièrement. C'est surtout une diva de mon adolescence, une voix de ma jeunesse. Un personnage mystérieux, un peu inquiétant (mais moins que Juliette Gréco, quand j'étais gamin). Barbara au cinéma ? J'étais partant (surtout avec Balibar).
En plus j'adore les films avec un film dans le film, genre Ca tourne à Manhattan, ou La Nuit Américaine, et Barbara entre donc avec tambour et trompette dans mon petit Panthéon perso des FAUFDLF. Car Mathieu Amalric est très malin : il est à la fois le "vrai" réalisateur du film Barbara (qu'on est en train de voir, mais lui en vrai on ne l'y voit pas), et le "faux" réalisateur du film dans le film (celui qui est en train de se tourner sous nos yeux) qui s'appelle aussi Barbara. Réalisateur qui a engagé une actrice qui se prénomme Brigitte (en hommage à Brigitte Fontaine, a dit "le vrai" Amalric en interview), pour interpréter le rôle de la chanteuse dans son film. Et donc à charge pour Jeanne/Brigitte d'incarner/de composer le personnage de la longue dame brune (dont les spectateurs ne savent finalement pas tant de choses que ça). Et nous voilà embarqués avec lui, avec elle, sur le plateau, où se jouent des scènes du film dans le film, souvent, mais ailleurs aussi, où se (re)jouent d'autre scènes, qui seraient dans un film mais pas dans l'autre, et ça en devient vite vertigineux.
Précisons tout de suite : Balibar est PHÉNOMÉNALE, tant elle réussit à jouer en même temps Barbara, Brigitte en train de jouer Barbara, sans oublier Jeanne Balibar en train d'interpréter Brigitte en train de jouer Barbara, le résultat est étourdissant (oui, il sera question de myse en abyme, tiens avec deux y ça fera encore beaucoup plus chic) d'autant plus qu'Amalric sème des petits cailloux blancs de réalité, ides morceaux de la "vraie" Barbara (pochettes de disques, livres, photos) mais enchâsse aussi des images animées, extraits de reportages, de concerts, d'interviews, de films), sans oublier des chansons, beaucoup de chansons, interprétées par Barbara en vrai (quelques-unes), ou Balibarbara -jolie création de journaliste- (la majorité), voire même d'autres interprètes (une des dernières, par un garçon dont je ne sais plus le nom, magnifique). Le cinéma comme dialectique entre vérité de nos souvenirs et mensonge de la reconstitution. Et c'est bien plus fort que dans La Nuit américaine, cette perte de repères entre le vrai, le faux, le vrai-faux-vrai, le faux-vrai-faux, car Amalric a intelligemment évité l'écueil des enjeux narratifs rectilignes, du coup on se balade comme un môme émerveillé perdu dans le "labyrinthe des miroirs" (vous connaissez cette attraction foraine ? j'avais adoré ça gamin), on déambule, admiratif, rêveur, on se cogne, on se trompe, on croit que, au détour d'une scène on dit "là, c'est elle, en vrai, non ?" et pfuit! on a enchaîné sur l'autre, et c'est exquis de se faire ainsi entourner, comme au début d'une partie de colin-maillard. Oui, il y aurait quelque chose qui tiendrait du plaisir enfantin de la fête foraine : le vertige, l'appréhension, les cris de joie, les larmes aussi parfois.
Mathieu Amalric a réussi un sacré objet de cinéma, un album-souvenir de garnement, à double ou triple fond, entre le respect, l'admiration, l'interrogation, la distance, un objet a priori paradoxal mais dont la puissance émotionnelle nous caresse souvent à vif, une machinerie fantasque, entre Proust, pour la madeleine et Calder, pour la mobilité, (avec un chouïa de Mélès, tiens, pour la rêverie sur le cinématographe comme générateur d'illusions) qui ne peut que nous laisser pantois, béats, chamboulés, quand les lumières se rallument (toujours un peu trop tôt dans le bôô cinéma). Un film qui nous parle d'amour, de chansons, et de cinéma. Bref, une parfaite gourmandise. Une oeuvre, en tout cas, qui résiste à toute tentative de définition, ou de classification. On n'en saura pas forcément plus sur Barbara en sortant de la salle, mais là n'était pas forcément le propos.
Reparler de Jeanne Balibar et de l'excellence de la performance qu'elle livre, mais du travail de fourmi archiviste de Mathieu Amalric, de la force de toutes ces inter-réalités générées par le film, et de toutes ces scènes sublimes qui restent déjà -et dorées à l'or fin- dans ma mémoire archiviste cinéphile : Barbara et l'homme au bar, Barbara et l'accessoiriste, Barbara chez les routiers, Barbara au milieu de la cour en attendant les déménageurs... c'est vrai qu'en sortant on a la tête tellement pleine de musique et de chansons qu'on a envie de tout récouter (et j'espère que la BO du film va sortir un jour...).
Mais mais ça va nous faire un top 10, ça... (fa sol do fa)
Et, tiens, Grégoire Colin joue, pour la seconde fois à quelques jours d'intervalle, le rôle d'un agent (ici celui de Charley Marouani)