sans drillon 6
La manière abrupte dont Racine commence une tragédie. Huit premières phrases :
« Le dessein en est pris : je pars, cher Théramène » (Phèdre)
« Arrêtons un moment » (Bérénice)
« On nous faisait, Arbate, un fidèle rapport » (Mithridate)
« Quoi ! tandis que Néron s’abandonne au sommeil,
Faut-il que vous veniez attendre son réveil ? » (Britannicus)
« Viens, suis-moi » (Bajazet).
Le spectateur est pris dans un mouvement qui a commencé bien avant le début, saute dans le train en marche. Noter la dilection de Racine pour un premier vers qui est une réponse à une question, prononcée ou imaginaire, mais posée avant le lever du rideau :
« Oui, je viens dans son temple adorer l’Éternel » (Athalie)
« Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle » (Andromaque)
« Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille » (Iphigénie).
C’est ce que Péguy appelle l’« attaque en falaise ».
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Les obsolètes : le fichu de plastique transparent qu’on portait pour se protéger de la pluie, et qui se repliait d’un seul coup en accordéon lorsqu’on tirait sur les deux cordons. L’objet s’appelait une caroline.
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Les belles étymologies
« Achtung bicyclette ! » C’était sous l’Occupation. Les Allemands placardaient des affiches ainsi titrées : « Achtung ! Bekanntmachung » (attention ! avis). On savait ce que voulait dire Achtung, mais Bekanntmachung était obscur. On a commencé par dire « bécane machin », puis « bécane », puis « bicyclette ».
Variante : « Achtung bicyclette pompe à vélo ! »
Variante : « Achtung cibyclette ! »
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Le mécontentement des producteurs du Mépris. Antoine de Baecque raconte (Godard, biographie, Pluriel) que le cinéaste finit par céder à leurs exigences, et signer avec eux un contrat, le 16 octobre 1963,
« qui prévoit l’adjonction de « trois scènes complémentaires d’une durée totale qui ne saurait être inférieure à six minutes et ne saurait excéder dix minutes », dont le tournage devra être « terminé au plus tard le 30 novembre 1963 ». Le cinéaste doit présenter auparavant un « développement détaillé, si possible plan par plan », avant le 24 octobre. Pour sceller cet accord, le 23 octobre, les producteurs lancent une campagne de publicité dans le métro parisien, affichant Bardot sur les murs et faisant monter l’attente du film.
« Godard a dû céder, et dépose à la date prévue une description extrêmement précise des trois scènes « où la personnalité de Bardot sera mise en valeur surtout d’un point de vue “sexy” ou érotique, aussi bien que faire se peut », dont un double est enregistré par maître Robert Badinter, l’avocat du cinéaste […]. La première séquence est « une scène d’amour entre Brigitte Bardot et Michel Piccoli, qui devra être faite de telle sorte que le spectateur sente un profond accord, autant physique que sentimental, entre les deux personnages » ; la deuxième prévoit que Bardot « s’offre à Piccoli et se dénude devant lui », conçue comme « un documentaire sur Bardot en tant qu’animal érotique, fait de plans ou de courtes scènes qui montrent Bardot dans plusieurs poses différentes, style Playboy. Ces plans illustreront le désir inassouvi de Piccoli pour la femme qui se refuse à lui et s’offre de façon méprisante. Ils seront commentés peut-être par un dialogue amoureux entre Piccoli et Bardot ». La troisième « devra donner au spectateur l’impression que Bardot vient de faire l’amour avec Palance ; le spectateur doit voir que Palance la voit dans sa nudité. Le côté physique de Bardot sera mis en valeur davantage que celui de son partenaire. »
Ces trois scènes n’en feront qu’une, finalement : celle que nous connaissons.
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« Prendre garde à » : il faut le faire ; « prendre garde de » : il ne faut pas le faire.
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Le générique final de The Dreamers, de Bertolucci (2003), qui descend du haut de l’écran au lieu de monter. Erreur ? Parti pris éthique ? Manifeste politique ?
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La sidération de l’oiseau face au crotale. En lui se joue un terrible conflit cognitif : parce qu’il ondule, le reptile ressemble à un ver de terre, et l’oiseau voudrait bien le manger ; d’un autre côté, il est si gros qu’il serait prudent de prendre le large. Incapable de trancher entre le désir et la peur, l’oiseau ne fait rien, et se fait boulotter par le serpent.
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Barthes, qui oppose le livre « de plaisir » au livre « de jouissance ». Le livre de plaisir se déroule comme prévu, vous apporte le confort du connu (un roman policier, par exemple, meurtre-enquête-dénouement) : on s’y plonge ou replonge comme on retrouve de vieilles pantoufles. Le livre de jouissance dépasse ce qui était attendu, vous remue, vous remet en question, par son « jaillissement » surprenant.
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Les trous noirs, ainsi nommés parce qu’on pensait qu’ils n’émettaient aucune lumière, mais dont on a découvert que, précisément, ils en émettaient parfois des quantités astronomiques, c’est le cas de le dire. Et plus ils émettent de lumière et de particules, plus ils chauffent – alors qu’ils devraient refroidir.
Ils sont le seul endroit de notre univers (sans préjuger des autres) d’où l’on ne revient pas, même en remontant le temps. Des lieux où le passé n’existe pas.
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Les gens qui prétendent que l’iris de l’œil est le résumé du corps entier.
Les gens qui prétendent que le pied est le résumé du corps entier.
Les gens qui prétendent que l’intestin est le résumé du corps entier.
Les gens qui prétendent que l’oreille est le résumé du corps entier.
Et la nuque ? Et la rotule droite ? Et le trou de balle ?
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« J’assume. » Cette phrase de ministre fautif, cette hautaine affirmation, signifie en réalité : j’ai fait une connerie parce que je suis naturellement con. Mais la phrase est dite comme s’il suffisait de la prononcer pour que l’action commise ne soit plus une connerie ; comme si le verbe, magiquement, effaçait sa bêtise et lui accordait même quelque justification. Alchimiste naïf, le ministre prétend transformer la honte en fierté, le blâme en louange. En rhétorique, cela s’appelle antiparastase, cette antiparastase dont Muray a fait une sainte grotesque et « méconnue ».
J’assume, et je ne démissionne pas, et je continue comme devant (c’est le but de l’opération).
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